James H. Morrison, « American Tourism in Nova Scotia, 1871-1940 », dans Nova Scotia Historical Review, Vol. 2, No 2 (1982), pp. 40-51. Reproduit avec la permission de l’auteur.
Lorsqu’il était possible de le faire dans le texte qui suit, des activités et des endroits particuliers ont été reliés par hyperliens à des images ou à de la documentation de voyage numérisées pertinentes qui se trouvent ailleurs dans le site Web.
... quand ils ont commencé à venir... les gens venaient des États, ils venaient par train jusqu’à Annapolis ou ailleurs... ils arrivaient et, ma foi, ils restaient pour un mois... une fois arrivés, ils étaient heureux comme des rois, ma foi, ils avaient une lampe à l’huile, une cheminée pour du feu, une cabane dans les bois et de la nourriture... ils passaient leur temps à pêcher... ils embauchaient un guide pour deux dollars par jour à cette époque, et payaient un dollar pour son canot... Au pavillon Keji... les clients étaient plus riches à cet endroit... il y avait des juges et des médecins... ils embauchaient un guide pour tout l’été... et l’hébergeaient là-bas, 3 $ par jour... un bon salaire pour l’endroit...1
La chronologie du tourisme dans l’est du Canada, plus particulièrement dans les provinces maritimes de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard, peut se diviser en trois périodes. La première période a été celle du tourisme militaire. Elle a commencé au début du dix-neuvième siècle et a duré jusqu’en 1871, sa clientèle provenant presque exclusivement des officiers en poste dans les divers centres urbains des provinces. Beamish Murdock a noté dans son ouvrage History of Nova Scotia que les officiers militaires préféraient être affectés à Halifax plutôt qu’outre-mer parce que « … la possibilité de chasser et de pêcher, ou de faire des excursions en forêt, augmentait leur désir d’y revenir. »2
La deuxième période couvre environ soixante-dix ans, de 1871 à 1940, et on la considère généralement comme la période du « tourisme sportif d’élite »; contrairement à la première période, qui a accueilli surtout des « touristes » britanniques, cette deuxième période a surtout accueilli des Américains. La différence en matière d’intérêt et d’attitude était remarquable, et rien ne l’illustre mieux que les commentaires d’un Américain en visite à Halifax en 1889. Il l’a décrite comme « une vieille ville sale, charmante et pittoresque », et il espérait « qu’elle serait sauvée en n’ayant pas la chance douteuse de devenir un lieu de villégiature estivale populaire rempli d’hôtels bondés d’Américains. » 3
L’invention de l’automobile et, de ce fait, la mobilité de ceux qui avaient les moyens de s’en procurer une, ont anéanti tous les espoirs qu’Halifax ou même la Nouvelle-Écosse n’échappent à cette chance douteuse. Dès les années 1920, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse a encouragé activement le tourisme et la première édition du Old Home Summer a été organisée en 1924. L’automobile était la clé du succès financier de l’industrie. En 1922, de juillet à septembre, 2 000 véhicules de tourisme sont entrés dans la province. Le nombre de voitures a augmenté chaque année et, malgré une légère baisse durant les années 1930, dès 1940, près de 50 000 voitures étaient entrées dans la province. 4
La troisième et dernière période a été témoin de changements radicaux. Il y a eu, depuis 1940, une explosion du tourisme attribuable en grande partie à des périodes de boom économique et à l’utilisation répandue de l’automobile. Dès 1969, 271 000 voitures sont entrées en Nouvelle-Écosse, la majorité d’entre elles à des fins touristiques. Le nombre de personnes « en voyage d’agrément » a augmenté énormément et ces personnes ne s’arrêtaient désormais plus pour un ou deux mois dans des établissements touristiques isolés. La clientèle avait aussi changé – majoritairement américaine durant la seconde période, elle se composait maintenant d’Américains et de Canadiens.
Le tourisme était devenu une entreprise encouragée par le gouvernement et la beauté naturelle des provinces de l’Est a longtemps été perçue comme une autre des ressources exploitables de la région. Sénèque disait que les hommes voyageaient « … parce qu’ils sont inconstants, se fatiguent du confort de leur vie et sont constamment en quête de quelque chose qui leur échappe »; les trois types de touristes — militaires, riches sportifs et mobiles — seraient sans doute d’accord avec un ou deux de ces postulats, peut-être même avec les trois. 5
Ces trois périodes étant bien définies, passons maintenant à la période du milieu et, plus particulièrement, aux « riches touristes sportifs » de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle en Nouvelle-Écosse. La première année de cette période, soit 1871, a été choisie avec un certain soin puisqu’un événement survenu cette année-là a marqué le début du tourisme à grande échelle en Nouvelle-Écosse. En juillet 1871, un grand groupe d’environ 400 Américains a pris le train pour se rendre de Boston jusqu’en Nouvelle-Écosse, 6 réalisant ainsi la première excursion touristique par chemin de fer à destination de la province. L’été suivant, le service ferroviaire était étendu jusqu’à New York et il ne fallait plus qu’un voyage de 36 heures pour passer de la vie trépidante de New York à l’arrière-pays civilisé de la Nouvelle-Écosse. Le transport était disponible et les terres boisées lançaient leur appel. Il ne restait plus maintenant qu’à attirer plus de clients.
La Nouvelle-Écosse était rapidement en train de devenir un endroit préféré des professionnels de la Nouvelle-Angleterre amateurs de chasse et de pêche. Un des plus influents d’entre eux était Charles Hallock, le premier rédacteur du populaire magazine américain Forest and Stream, lancé en 1873. Cette même année, Hallock a publié The Fishing Tourist: Angler's Guide and Reference Book dans lequel il a noté que la Nouvelle-Écosse restait inégalée comme lieu de chasse. 7 Son récit de voyage sera le premier parmi de nombreux récits portant sur la province. Durant les années qui suivront, différents auteurs, d’Albert Bigelow Paine à Zane Grey, feront l’éloge des plaisirs que procurent les régions sauvages de la Nouvelle-Écosse et encourageront des milliers de concitoyens américains à suivre la côte atlantique en direction nord vers la province.
Au cours des dernières décennies du dix-neuvième siècle, le secteur du tourisme a pris de plus en plus d’importance et dès 1911, les locomotives à vapeur assurant le service entre les États-Unis et la Nouvelle-Écosse transportaient jusqu’à 1 800 touristes par semaine. Un article plutôt optimiste dans l’édition du Nouvel An du Halifax Herald déclarait que la Nouvelle-Écosse pourrait même s’attendre à accueillir 1 500 000 touristes en 1912. 8 Des intérêts privés et publics ont tôt fait de réagir à de telles possibilités fantaisistes. Déjà en 1897, l’Association touristique de la Nouvelle-Écosse avait été fondée à Halifax avec le mandat d’attirer des visiteurs vers la ville et dans la province « … en faisant connaître les divers points d’intérêt qui existent ici. » 9 Puis, en 1924, le gouvernement provincial est entré en scène et le Comité d’enquête sur le tourisme a été créé pour encourager et développer de nouveaux intérêts touristiques. Il a, entre autres, recommandé de manière spécifique d’améliorer les hôtels de la province et d’en augmenter le nombre en conséquence; avant la fin de la décennie, les deux compagnies ferroviaires assurant des services dans la province s’étaient jointes aux efforts et quatre grands hôtels ont été construits le long de la ligne qui reliait Yarmouth, sur la pointe sud de la Nouvelle-Écosse, là où les touristes américains arrivaient par bateau de Boston ou du Maine en direction d’Halifax.10 La province a aussi entrepris une campagne publicitaire de grande envergure, incitant les Américains à visiter « Le pays d’Évangéline ». Cela a probablement été une des meilleures réussites publicitaires de l’époque, car quel Américain instruit n’avait pas lu le poème de Henry Wadsworth Longfellow racontant en détail l’expulsion des Acadiens, et n’avait pas imaginé le personnage romantique mythique à la recherche de son amoureux perdu? Les publicitaires avaient su tirer parti du programme scolaire américain.
Peu importe par quels moyens, mythiques ou réels, les touristes américains étaient attirés vers la province, et des localités qui avaient été jadis de simples communautés agricoles étaient devenues « des établissements rustiques pittoresques blottis sous les arbres imposants des riches terres boisées ».11 Étant donné que cette époque était ce que l’Américain John Mitchell avait appelé « ... l’âge d’or des sports de plein air... », 12 il était inévitable que de telles localités soient touchées de différentes manières par l’afflux de visiteurs. Elles étaient, après tout, aux premières lignes de l’invasion.
Suivons une de ces incursions, la « Mooseland Trail », comme on la décrivait dans un répertoire géographique de la Nouvelle-Écosse de 1924, et examinons une région précise qui intéressait beaucoup les touristes.
70 milles... Annapolis–Liverpool. Ce chemin mène de la vallée de l’Annapolis jusqu’à la rive sud en passant par certaines des plus belles régions de chasse et de pêche de la Nouvelle-Écosse… Caledonia est la porte d’entrée vers un pays de chasse et de pêche sportives de sept cent cinquante milles carrés où l’on trouve plus de cent trente rivières, lacs et étangs, y compris le lac Rossignol, le lac Kejimkujik, la rivière Kejimkujik et les rivières Mersey et Medway, cette dernière étant un célèbre ruisseau à saumon.13
Pour des raisons évidentes, beaucoup considéraient cet arrière-pays des comtés de Queens et d’Annapolis comme le « paradis du sportif » et la région était célèbre pour la chasse à l’orignal et la pêche à la truite. Les premiers voyageurs amateurs de chasse et de pêche comme Hallock avaient remarqué la richesse du gibier dans la région et la réputation de cette dernière en ce sens a par conséquent mené à la construction de pavillons de chasse comme Milford House, Pinehurst et Kedge Makooge (Keji) Lodge. Ces établissements sont devenus une grande source de fierté pour la population locale : non seulement apportaient-ils un revenu, mais ils fournissaient aussi un sentiment de participation à ce monde riche et plus imposant qui existait ailleurs. Les villageois étaient de plus en plus désireux de servir les touristes et on les embauchaient comme chauffeurs, cuisiniers, domestiques, guides, porteurs, aides et préposés aux commissions. Dans le contexte d’une telle industrie des services, il était aussi possible pour le fermier de vendre ses fruits et légumes, pour la ménagère de vendre ses pâtisseries et son artisanat, et pour l’artisan de montrer ses canots, ses avirons ou ses sacs à dos. Pour mieux apprécier comment les gens de l’endroit ont réagi face aux touristes et comment ils ont perçu la répercussion que les touristes ont eu sur leur communauté, il serait peut-être mieux de les laisser eux-mêmes raconter une partie de cette histoire.
Dès la fin des années 1890, on avait mis sur pied un service régulier de bateau à vapeur entre Boston et Yarmouth. Les voyageurs qui arrivaient par bateau à Yarmouth au début de la matinée pouvaient alors prendre le « New Yorker » de la Dominion Atlantic Railroad pour se rendre à n’importe quel endroit entre Yarmouth et Halifax. Si le visiteur voulait suivre la « Mooseland Trail » décrite ci-haut — et beaucoup l’ont fait — il devait s’arrêter au village d’Annapolis et attendre son moyen de transport qui le conduirait vers l’intérieur. Si c’était 1920, la personne n’attendait pas longtemps, et plus souvent qu’autrement, c’était Lauchlin (Locky) Freeman qui se pointait à la gare :
J’avais l’habitude de faire la navette entre Keji et Annapolis... Je faisais cinq voyages en camion par semaine. Les invités arrivaient à la gare et je les aidais à transporter leurs bagages et leurs malles… car certains venaient passer tout l’été… 14
Après tout, il ne s’agissait pas d’une visite éclair ni d’une visite momentanée; les touristes venaient pour un bon bout de temps et faisaient leurs bagages en conséquence. Walter Sheffer explique :
Vous seriez surpris de la quantité de choses que les gens apportaient. Ils arrivaient d’Annapolis à bord d’un chariot américain… les premiers à venir… ils apportaient des grosses valises… des énormes malles… certains apportant trois malles remplies de livres… et ils passaient l’été… Ils arrivaient en mai et restaient dans le coin jusqu’à ce que le temps froid les force à repartir…15
Une fois assis dans le camion Ford d’une demi-tonne ou le chariot américain, la partie probablement la plus difficile de l’été commençait — le voyage de 30 milles jusqu’aux gîtes de vacances. À mesure que les véhicules avançaient dans les terres, les voyageurs étaient entourés par la verte forêt impénétrable. Paine, dans son livre haut en couleur intitulé The Tent Dwellers, décrit la scène de manière frappante, quoique quelque peu inexacte :
Mornes, laides, improductives, tordues, peu attrayantes et dépourvues de tout charme, et exerçant pourtant une fascination sauvage et féroce qui ressemble presque à une certaine beauté — voilà les forêts de la Nouvelle-Écosse. 16
Beaucoup étaient probablement plus fascinés par la route cahoteuse et difficile à négocier mais qui devait les mener à destination. Encore une fois, les commentaires de Lauchlin Freeman :
Des énormes rochers de granite sur le chemin — même à cette époque, 1920, il y avait des rochers aussi hauts que ça [4 pieds]… on ne pouvait pas les contourner. Si on rencontrait une voiture, il fallait reculer jusqu’à un point de rencontre… on pouvait rester pris dans l’herbe si on ne faisait pas attention… 17
Si les touristes survivaient à cette expérience, ils étaient ensuite rapidement installés en sécurité dans les gîtes
de leur choix, que ce soit Kedge Makogee Lodge, Milford House ou Minard's Cabins, tous concentrés dans la vaste région des lacs du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Dans les mois à venir, ils allaient pêcher, chasser, jouer à des jeux sur la pelouse, manger comme des rois, être ensuite dévorés par les mouches, et profiter des petits plaisirs et du confort que leur richesse leur apportait. La direction des gîtes avait aussi accès très rapidement à des guides de chasse et de pêche; pour ces guides, il n’était jamais très clair pourquoi ces gens riches voulaient dépenser 10 $ par semaine en hébergement, simplement pour s’asseoir autour d’une lampe à l’huile en plein milieu des bois en Nouvelle-Écosse. 18
Certains visiteurs réguliers contribuaient eux-mêmes à la vie de la localité. Mme Maud Longmire, dont le mari était un guide, était particulièrement impressionnée par la gentillesse de certains touristes :
Les Américains aimaient bien aller de maison en maison pour faire connaissance avec les gens de la place... Ils chantaient à l’église et assistaient au service religieux du dimanche matin… Ils organisaient de belles pièces de théâtre et des cabarets… Ils recueillaient de l’argent et, parfois, recueillaient de l’argent pour l’église… 19
Certains revenaient tous les étés et les gens de la place finissaient par bien les connaître. L’arrivée de ces habitués intéressait également la presse locale, dans ce cas l’hebdo The Gold Hunter, publié dans la localité de Caledonia, située tout près. On y lisait dans l’édition du 14 octobre 1921 que
Nous étions heureux de recevoir un appel lundi de A. Byron McLeod et de E.W. Preston. M. Preston est membre de l’équipe de rédaction du Boston Herald et il a passé de bonnes vacances à Pinehurst. Il est très impressionné par le pays et espère revenir l’année prochaine. 20
Et encore le 19 juin 1931,
Nous étions heureux de recevoir un appel mercredi du Dr Fridenberg. Voilà dix-huit ans d’affilée que le docteur et son épouse sont des clients du club de chasse et pêche à Kejimkujik. Il aime tellement cette partie de la Nouvelle-Écosse et les gens de la région qu’il aimerait résider ici en permanence. 21
Les habitués et les personnalités étaient toujours intéressants. Mme Longmire parle de la visite des « Floor shams [Florsheims] vous savez les fabricants de chaussures » et d’un lord « Tangy » qui vient d’Angleterre jusqu’à Keji avec son valet de chambre, « … un vieil Anglais typique mais il était bien. » 22
La présence des célébrités donnait inévitablement lieu à des anecdotes et certaines d’entre elles méritent d’être racontées de nouveau. Maurice Scott relate l’histoire de l’un des touristes parmi les plus célèbres qui a visité Caledonia lors d’un voyage de camping au début du siècle.
... quelques milliardaires ici... des grosses légumes de New York, Boston, Cleveland, ces gens-là avaient eux aussi l’habitude de venir dans le coin, un bel endroit... John D. Rockefeller est venu ici deux fois, John fils, le deuxième de la famille. Il s’est arrêté à Alton House. John D., il préférait s’appeler John Davidson. Il y avait un vieux guide avec lui, d’âge moyen. Il avait l’air d’un homme important. Il n’était qu’un guide, voyez-vous. Il avait une grosse moustache avec des pointes recourbées. Il avait l’habitude d’être assez particulier, toujours bien habillé… Quoiqu’il en soit, Byron Kempton exploitait cet hôtel et il était au bureau de poste quand le maître de poste lui a dit : « Tu as un millionnaire à ton hôtel… Tu sais, je n’ai jamais vu de millionnaire. » « Eh bien, de dire Kempton, viens faire un tour et viens le voir. »
Alors, MacAdam, le maître de poste, est allé à l’hôtel et il s’est installé dans un fauteuil. Il les a vus, assis, et surtout l’homme avec la grosse moustache, élégant, bien assis dans son fauteuil. Il l’a regardé quelques instants puis l’homme s’est levé et, ma foi, il est monté à l’étage. MacAdam est revenu chez lui. Le lendemain, il a parlé à Byron : « Tu sais, il y a quelque chose de curieux à propos d’un homme comme ça qui a de l’argent, un millionnaire. Tu vois qu’il n’a pas le même air que les gens ordinaires. Il a l’air différent. Même la peau de ses mains, la peau de son visage, sa moustache, ses cheveux. Il n’a pas le même air que les gens d’ici. »
Byron a répondu : « Je vois!! ... Mais que veux-tu dire à propos de cette moustache? » Et MacAdam de répondre : « Bien, il a une grosse moustache toute bien tournée, tu vois. » « Ça, ce n’était pas Rockefeller », de répondre Byron. « Ce n’était pas lui? » « Mais non! C’était le vieux John MacVicar Munroe. Il est un des guides. »23
On doit se méfier de telles anecdotes. Est-ce que Rockefeller a réellement visité cette partie éloignée et isolée du Canada, loin de l’effervescence de ses milliards? The Gold Hunter, dans son édition du 27 octobre 1916, règle la question une fois pour toutes : « John D. Rockefeller, fils, a chassé l’orignal avec le guide John Truesdel. Son troisième voyage. Il est retourné à New York. » 24 Même si Rockefeller était à Caledonia, y a chassé et y est venu au moins trois fois, l’article ne porte toutefois pas sur lui! Il s’agissait plutôt d’un commentaire sur les guides, et l’homme qu’on pensait à tort être Rockefeller, John McVicar Munroe, représentait le guide typique dans cette région.
Les guides étaient, en effet, l’élément le plus important de l’industrie du tourisme durant cette période, puisqu’il leur revenait de servir le visiteur et de satisfaire tous ses caprices. Paine a décrit brièvement l’enthousiasme et la frustration du débutant qui devait s’habituer aux rigueurs des régions sauvages :
« Il y avait de la truite ici et je pouvais en prendre. C’était suffisant. »25 Le guide d’expérience voyait à ce que le débutant et l’habitué plus expérimenté obtiennent ce pour quoi ils avaient payé, que ce soit de la truite, un chevreuil, un orignal ou des photos — tout cela après un suspense raisonnable. Les guides étaient des professionnels d’expérience qui devaient préparer le nécessaire, le transporter et faire la cuisine. Par exemple, Paine a raconté qu’un soir, après s’être couché pour la nuit, son guide lui a apporté un verre d’eau : « Je n’avais pas l’habitude qu’on s’occupe de moi de cette manière, mais c’était agréable. » 26 Walter Sheffer, qui a été guide pendant plus de quarante ans, parle de son expérience:
On a un sac à dos, des tentes, la literie, les fournitures et il faut savoir comment remplir ce sac à dos — lors d’une excursion, j’ai passé dix-sept jours dans les bois sans en sortir… Ils [les touristes] transportaient au moins leurs effets personnels et parfois, ils transportaient aussi des bagages. Il arrivait parfois qu’un homme veuille transporter un canot… [mais je m’occupais] d’installer le campement, de faire la vaisselle… un peu de tout… Durant ces voyages, les gens se comportaient très bien. Je ne sais pas comment ils étaient quand venait le temps de brasser des affaires avec eux… Ils étaient probablement habiles comme le diable.27
Les guides sont souvent devenus aussi célèbres que leurs clients. Les histoires locales regorgent de leur force, de leur endurance et, plus souvent, des tours qu’ils ont joués à d’autres guides et aux visiteurs. Un des tours joués à des visiteurs a été immortalisé par la presse. Le 11 novembre 1928, le Boston Herald a publié une page de photos sur un personnage qu’il a appelé « Un autre célèbre Will Rogers, un des guides les plus connus en Nouvelle-Écosse. » Rogers était guide au Kedge Makogee Lodge et, à côté de sa photo, il y en avait une autre d’un « orignal » quelque peu assombri et figé par un appareil photo et l’éclat d’une lampe éclair dans la nuit. Joe Rogers, le neveu de Will, raconte la vraie histoire.
J’étais dans le sud de la Saskatchewan à l’époque. Un éleveur de moutons est venu me voir et m’a dit : « Joe, quel est le nom de ton père? » Je lui ai dit qu’il s’appelait Fred. « Oh, j’ai pensé que c’était peut-être ton père. Il y a trois ou quatre pages dans le journal au sujet de Will Rogers, ce célèbre Canadien de la Nouvelle-Écosse. » « Oh, j’ai un oncle qui s’appelle Will. »
Ces gens-là jouaient les pires tours. C’était l’été, pas un orignal aux alentours. On a raconté dans le journal une histoire incroyable sur la manière dont ils ont installé l’appareil photo avec une corde qui traversait le chemin de l’orignal et comment l’orignal est arrivé et a pris sa propre photo… Voyez-vous, Charles Minard avait une énorme tête d’orignal dans son chalet là-bas, il a traversé le lac et a apporté la tête avec lui dans les bois. Ses épaules étaient cachées… et l’appareil photo a pris le cliché dans la pénombre, vous voyez… et c’est ce que l’homme a obtenu. 28
Pittoresques ou non, ces guides se tiraient bien d’affaires financièrement durant l’été et ils gagnaient généralement beaucoup plus que s’ils étaient restés à la maison à travailler à leur ferme ou que s’ils avaient travaillé comme bûcherons à un dollar par jour. Les bons guides étaient généreusement payés pour leurs efforts et ils recevaient à l’occasion de bons pourboires. Maud Longmire raconte encore :
Les pourboires étaient très importants et après un voyage de deux semaines, les guides pouvaient facilement recevoir des pièces d’or de 5 $ de la part des touristes américains. J’en ai conservées suffisamment pour acheter une cuisinière usagée; j’ai payé 20 $ pour la cuisinière et 5 $ pour la faire livrer en chariot américain… cette cuisinière était aussi précieuse que de l’or pour moi. 29
Mme Longmire se souvient aussi que les localités dans leur ensemble profitaient de ce travail :
Milford House donnait du travail à la plupart des gens aux alentours… un bon nombre travaillait au gîte comme tel et d’autres faisaient un travail qui y était lié… un marché facilement accessible pour tout ce que vous aviez à vendre… le revenu en argent de la plupart des gens provenait de Milford House. 30
L’été dans le centre de la Nouvelle-Écosse attirait les riches, les bien nantis ou simplement les célébrités qui voulaient profiter de la beauté « primitive » et sereine que cette région avait à offrir. Pour la plupart, ces voyageurs étaient des Américains, et on peut dire qu’en général, ce n’est pas avant la Deuxième Guerre mondiale et après que cette tendance a commencé à changer; plus de Canadiens, et surtout de Néo-Écossais, profitaient pleinement de « l’ère de l’automobile ». Les registres des invités qui ont séjourné dans différents établissements au lac Kejimkujik ne sont malheureusement plus disponibles. Toutefois, peut-être que les statistiques de Milford House peuvent aussi bien servir à illustrer l’origine des touristes dans la région, puisque Milford House et Kedge Makogee attiraient une clientèle semblable. En 1930, près de 70 pour cent des clients à Milford House venaient des États-Unis. Il ne fait aucun doute que ce pourcentage était plus élevé durant les premières décennies. De 1930 à 1940, le pourcentage annuel d’Américains n’a jamais été inférieur à 50 pour cent. 31 Ainsi, durant la période visée par l’étude, les touristes américains ont représenté la majorité des visiteurs et contribué à une importante arrivée d’argent liquide, sans parler de l’importation moins évidente de la culture américaine avec sa mode et ses goûts.
Comme le fait remarquer Maud Longmire, l’afflux de touristes a eu une influence sur toute la localité, puisque les gîtes des sportifs avaient constamment besoin de biens et de services que la localité pouvait offrir — les produits du cultivateur, les talents culinaires de la ménagère ou les connaissances de toute la population au sujet de son propre coin de pays. Le magasin du village en bénéficiait, de même que l’église locale, et les souvenirs que l’on conserve de cette période et des touristes sont très bons, car on dit que ces derniers ont beaucoup contribué à la stabilité économique de la localité. De plus, les gîtes appartenaient à des gens de la place et le revenu qu’ils en tiraient restait dans la communauté. Par conséquent, l’industrie touristique naissante dans cette partie de la Nouvelle-Écosse fournissait directement et indirectement un revenu à un très grand nombre de gens dans une région rurale, et ce pratiquement sans aucun intermédiaire; il serait toutefois pratiquement impossible de quantifier ces revenus.
Les influences culturelles sont également difficiles à mesurer, mais une brève analyse qualitative s’impose. Les modes et les tendances américaines se reflétaient dans les journaux locaux et les jeunes se les appropriaient souvent, chacun essayant d’être plus à la mode que les autres en fonction des derniers styles arrivés de Boston. Les films et les pièces de théâtre proposés avaient tendance à refléter une influence américaine, même si, encore une fois, il est difficile de déterminer dans quelle mesure cela découlait du tourisme.
Lois Turner et John Ash ont noté dans leur étude intitulée The Golden Hordes que la quête de la simplicité et du rustique aboutit à un changement social accéléré pour l’endroit visité; ainsi, « la poursuite de l’exotique et de la différence aboutit à l’uniformité ». 32 Dans le cas de la région étudiée, le mouvement vers l’uniformité — si on peut dire qu’une telle chose existe — a probablement été plus introduit par les habitants qui ont migré vers des centres américains plus cosmopolites et qui, comme tous les bons émigrants, ont prouvé leur réussite en exhibant, lorsqu’ils sont revenus chez eux, les acquisitions qu’ils ont faites en ville. Le tourisme a pu encourager cette émigration, mais on ne peut le tenir responsable du mouvement naturel de gens qui cherchent à échapper aux difficultés économiques qui existent dans l’Est canadien. C’est peut-être pourquoi la région a conservé sa simplicité et sa nature rustique, car elle a perdu sa jeune population plus aventureuse qui a été remplacée par des vacanciers américains de passage durant l’été.
Elle est maintenant révolue l’ère des chars à bœuf et des Ford Modèle T qui contournaient les rochers de granite qui bloquaient la route, et il n’y a plus de touristes américains qui viennent s’intaller pour trois ou quatre mois à la fois. Elle est révolue l’époque des choses simples et du temps qui s’écoulait lentement, mais l’industrie du tourisme demeure, et elle est l’un des employeurs les plus sous-estimés de la province. Pendant plus de 100 ans, elle a apporté argent, idées, modes, tendances et dynamisme dans les petites localités de la Nouvelle-Écosse et elle a distribué un revenu de manière plus générale, plus rapide et plus équitable que si les habitants de ces localités avaient possédé des actions dans une société touristique. Elle a apporté et elle apporte toujours à une région économiquement déprimée du pays ce que George Minard appelle « … un bon salaire pour l’endroit… » 33
1. Entrevue avec George Minard, New Grafton, comté de Queens, 3 mars 1977.
2. Beamish Murdock, A History of Nova Scotia or Acadie (Halifax, 1867), Vol 3, p. 444.
3. Phyllis Blakely, Glimpses of Halifax (Belleville, Ontario, 1972) p. 212
4. Ministère du tourisme, Nouvelle-Écosse, Annual Reports, 1970, p. 27
5. Lois Turner et John Ash,The Golden Hordes: International Tourism and the Pleasure Periphery (New York, 1976), p. 28.
6. Marguerite Woodworth, History of the Dominion Atlantic Railway (Kentville, 1936), p. 80
7. Charles Hallock, The Fishing Tourist: Angler’s Guide and Reference Book (New York, 1873), p. 114
8. Publié dans The Gold Hunter (Caledonia), 12 janvier 1912, p. 3.
9. Halifax Nova Scotia (1903). Brochure touristique publiée par l’Association touristique.
10. Ces établissements étaient le Lakeside Inn (Yarmouth), The Pines (Digby), le Cornwallis Inn (Kentville) et le Lord Nelson Hotel (Halifax).
11. R.R. McLeod, Pinehurst or Glimpses of Nova Scotia Fairyland (1908), p. 100.
12. John G. Mitchell, “Gentlemen Afield,” American Heritage, Vol. 29, No 6 (oct./nov. 1978) p. 100.
13. Gazeteer and Road Map of Nova Scotia (Halifax, 1924), p. 11
14. Lauchlin Freeman, Kejimkujik Oral History (KOH), No 80, Ruban 42, Côté 2, 6 juillet 1977. Cet enregistrement fait partie d’une collection de Parcs Canada.
15. Walter Sheffer, KOH, No 15, Ruban 7, Côté 1, 2 mars 1977.
16. Albert Bigelow Paine, The Tent Dwellers (New York, 1980), p. 33
17. Freeman, op. cit.
18. John Leefe, James Morrison, Eric Mullen, Millie Evans, Kejimkujik National Park: A Guide (Halifax, 1981), p.11
19. Maud Longmire, KOH, No 39, Ruban 27, Côté 1, 6 avril 1977.
20. The Gold Hunter, 14 octobre 1921, p. 3
21. Ibid. 19 juin 1931, p. 3
22. Longmire, op. cit.
23. Maurice Scot, KOH, No 51, Ruban 30, Côté 2, 28 avril 1977.
24. The Gold Hunter, 27 octobre 1916, p. 3
25. Paine, op. cit., p. 44
26. Ibid. p. 55
27. Sheffer, op. cit.
28. Joe Rogers, KOH, No 16, Ruban 8, Côté 2, 2 mars 1977.
29. Longmire, op. cit.
30. Ibid.
31. Il serait intéressant en soi d’étudier le moment où ces touristes sont venus. Par exemple, en 1930, 68 p. 100 des visiteurs à Milford House vénaient des États-Unis; puis ce fut la Grande Crise. En 1931, 50 p. 100 étaient Américains; en 1932, 50 p. 100; en 1933, 48 p. 100; en 1934, 51 p. 100. Puis ce fut la reprise : 1935, 57 p. 100; 1936, 51 p. 100; 1937, 64 p. 100; 1938, 62 p. 100, et un record de 68 p. 100 en 1939. En général, 50 p. 100 des touristes américains provenaient des états de New York et du Massachusetts. Dès 1944, seulement 16 p. 100 des touristes provenaient des États-Unis, sans doute à cause des problèmes liés à la Deuxième Guerre mondiale.
32. Turner et Ash, op. cit. p. 292
33. George Minard, KOH, No 19, Ruban 13, Côté 1, 3 mars 1977.
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